
par Antoine Marcival
Quoique les médias à milliardaires et les radios et télévisions d'État le passent sous silence en France, un vent de liberté souffle actuellement sur l'Afrique. De nombreux pays comme le Mali ou le Burkina Faso tentent de se libérer de l'ancien maître colonial. Mais le morbac s'accroche ! L'occasion de revenir, pour ceux qui auraient encore quelques illusions, sur l'œuvre «civilisatrice» accomplie par la France en Afrique après la décolonisation. Une somme de complots, d'assassinats, de coups d'État et d'impositions de dictatures à faire rougir la pourtant pas franchement prude CIA.
Cet article reprend l'entrée no 40 de l'essai Index obscurus : deux siècles et demi de complots 1788-2022, publié aux éditions JC Godefroy en janvier 2024. Ce livre s'attache à démontrer combien l'utilisation péjorative du terme «complotiste» n'a pas de sens : les complots, très souvent par le biais d'attentats sous fausse bannière, pullulent dans l'histoire humaine, et particulièrement dans l'histoire occidentale moderne.
Partagée pour l'écrasante majorité entre les deux principaux empires coloniaux constitués au XIXe siècle par la France et le Royaume-Uni, l'Afrique va connaître une vague de décolonisation après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci conduit en vingt-cinq ans l'ensemble du continent à l'indépendance (l'Afrique du Sud demeurera cependant sous régime d'apartheid dominé par les ex-colons européens jusqu'en juin 1991). L'indépendance n'est toutefois qu'une étape de la décolonisation et, si les anciens empires coloniaux reconnaissent la première, ils feront tout pour que la seconde soit la plus lente possible, notamment en matière économique. Production d'hydrocarbures, extraction de minerais, commerce de bois tropical : les secteurs ne manquent pas qui voient le pillage des anciennes colonies se poursuivre. De fait, il suffit aux anciens empires d'installer à la tête du pouvoir un dirigeant corrompu et favorable à leurs intérêts pour faire de l'indépendance d'un pays un mot creux. Pour la France, ce principe recevra le nom particulièrement significatif de «Françafrique», mot-valise désignant avec une indéniable justesse la manière dont l'ancien empire va chercher à garder la main haute sur chacun des pays africains à qui il a concédé du bout des lèvres leur indépendance. S'il s'agit principalement pour la France d'entretenir l'instabilité dans ces pays, elle n'hésite pas non plus à y installer de véritables dictatures.
Le président de la République du Congo, Alphonse Massamba-Débat, investi après la révolution des Trois Glorieuses et qui va tenter de mettre en place une forme de socialisme tout en se rapprochant de pays comme la Chine ou Cuba, est contraint de démissionner le 4 septembre 1968. Il sera exécuté le 25 mars 1977. L'assassinat devient alors, pour l'ancien empire français, une vilaine habitude. La Belgique avait montré la voie avec l'assassinat du dirigeant congolais Patrice Lumumba le 17 janvier 1961, faisant suite à un coup d'État organisé avec l'appui de la CIA par le futur tyran kleptocrate Joseph Désiré Mobutu. Le 13 janvier 1963, la France élimine au cours d'un coup d'État le président togolais Sylvanus Olympio, coupable de ne pas s'être montré suffisamment attentif aux intérêts français. Son successeur, Nicolas Grunitzky, s'empressera d'abandonner l'idée d'une monnaie indépendante pour le Togo au détriment du franc CFA. Le 13 avril 1973, c'est au tour du président tchadien François Tombalbaye d'être assassiné au cours d'un coup d'État. L'homme avait eu le malheur de rompre les relations diplomatiques du Tchad avec la France et Israël et de se rapprocher de la Libye de Mouammar Kadhafi. Après plusieurs années de chaos, Hissène Habré s'installera au pouvoir, protégé par les forces françaises sur place (opération Manta en 1983, entre autres). Le tyran fondera une police politique redoutable, responsable de dizaines de milliers d'enlèvements, de disparitions et d'innombrables actes de tortures. Le 18 mars 1977, c'est au tour du président congolais Marien Ngouabi d'être assassiné : quelques jours plus tôt, il avait eu l'outrecuidance de dénoncer la responsabilité de l'impérialisme français dans la situation désastreuse de l'économie congolaise. Un manque de reconnaissance qui ne pouvait évidemment pas rester impuni... Le 13 mai 1978, Ali Soilih - président de l'État comorien favorable aux idées marxistes - est démis de ses fonctions à la suite d'un coup d'État mené par le mercenaire français Bob Denard. Il est exécuté de deux coups de couteau deux semaines plus tard. Le crime le plus emblématique de la Françafrique a cependant lieu le 15 octobre 1987 et va toucher le leader panafricain Thomas Sankara, président du Burkina Faso depuis 1983.
Le Burkina Faso, lorsqu'il était encore le royaume mossi de Ouagadougou (les Mossis désignent les non-circoncis, par opposition aux musulmans), devint un protectorat de l'empire colonial français en 1896. Il est rattaché en 1904 à la colonie du Haut-Sénégal et Niger. La guerre du Bani-Volta déclenchée en 1915 voit une partie des populations autochtones s'élever contre le recrutement militaire imposé par les Français afin de garnir - en première ligne il va sans dire - les fronts du nord de la France. Les massacres commis dans les villages rebelles par les troupes françaises font près de trente mille victimes. Sous le nom de Haute-Volta, le Burkina Faso obtient son indépendance le 5 août 1960. Longtemps régime militaire qui passe successivement et au gré des coups d'État entre les mains du lieutenant-colonel Sangoulé Lamizana, du colonel Saye Zerbo et du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, c'est enfin le capitaine Thomas Sankara qui accède à la tête du pays à la faveur de la révolution du 4 août 1983. Sankara fut secrétaire d'État à l'information dans le gouvernement du colonel Zerbo et se fit notamment connaître pour avoir démissionné avec fracas de son poste alors que le pouvoir venait de supprimer le droit de grève. Il déclara à cette occasion : «Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple». Devenu Premier ministre sous Ouédraogo, il fit également cette déclaration retentissante : «Lorsque le peuple se met debout, l'impérialisme tremble», visant explicitement l'ancien pouvoir colonial français. Son opposition ouverte au néocolonialisme mis en place par la France - qui le conduit entre autres à recevoir le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi - lui vaut d'être écarté du gouvernement et placé en résidence surveillée le 17 mai 1983. Des manifestations populaires et le soutien de l'aile progressiste de l'armée aboutissent néanmoins à sa libération le 4 août 1983. Sankara forme alors un gouvernement au côté du parti communiste du Burkina Faso. Un an plus tard, le pays abandonne son ancien nom colonial, Haute-Volta, et prend le nom de «Burkina Faso», la «patrie des hommes intègres», nom symbolique créé grâce aux trois principaux idiomes parlés dans le pays : le mouré, le dioula et le peul.
Placé sous la coupe réglée de la corruption militaire et des intérêts français, le Burkina Faso est l'un des pays les plus pauvres du monde au début des années 1980. L'espérance de vie de ses habitants ne dépasse pas quarante ans. S'inspirant volontiers de la révolution cubaine, Sankara impulse dès lors une politique de véritable indépendance nationale, destinée à combattre la malnutrition, la soif, l'analphabétisme, la déforestation, mais aussi les anciennes chefferies de type féodal encore en place ou la place rétrograde de la femme dans la société burkinabè (interdiction des mariages forcés et des excisions). Plusieurs centaines d'enfants orphelins sont envoyés à Cuba pour y suivre une formation de pointe et contribuer à leur retour à développer leur pays. Les frais de représentation des ministres sont limités et Sankara impose le modèle populaire de la Renault 5 pour leurs déplacements. Il décrète un certain nombre de nationalisations, au détriment des multinationales occidentales, dans le domaine des ressources naturelles du pays ou de l'éducation. Des barrages sont construits pour l'irrigation des terres. Les importations de légumes et de fruits sont interdites afin de privilégier les cultures vivrières locales : en quatre ans, le Burkina Faso devient autosuffisant en aliments. Sankara refuse d'endetter le pays auprès du FMI et dénonce la prétendue dette des pays africains. En 1987, lors du sommet de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) à Addis-Abeba, il encourage les autres pays du continent à ne pas la rembourser, faisant cette déclaration prémonitoire : «Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence». Le Burkina Faso vote en 1986 pour l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie à l'ONU et soutient en outre la Palestine et la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud, dénonçant notamment l'accueil que fait la France au président du régime racialiste sud-africain, Pieter Botha, le 11 novembre 1986.
Une attitude aussi outrageusement frondeuse ne peut évidemment que déplaire à l'ancienne puissance coloniale. Des documents sont diffusés en France auprès de la presse, fruits d'une campagne de calomnie menée par le gouvernement «socialiste» du président François Mitterrand. Probablement encouragé par la France, le Mali de Moussa Traoré - dirigeant corrompu de la Françafrique et pour cette raison indéboulonnable - fabrique un prétexte (des agents recenseurs burkinabè auraient franchi la frontière malienne dans le territoire contesté de la bande d'Agacher) pour entrer en guerre avec le Burkina Faso à la fin de l'année 1985. L'objectif est notamment de faciliter un coup d'État contre Sankara. À Ouahigoya, les avions de combat maliens bombardent le marché, faisant des dizaines de victimes. L'intercession du gouvernement libyen de Mouammar Kadhafi permet néanmoins de mettre fin au conflit et d'éviter une guerre sanglante.
Thomas Sankara n'échappera toutefois pas aux hommes de main de l'ancienne puissance coloniale. Le 15 octobre 1987, tandis qu'il se trouve avec six membres de son cabinet spécial dans une salle du Conseil de l'Entente de Ouagadougou, il est pris dans un guet-apens. Des tireurs armés de kalachnikovs mitraillent la pièce où le président du Burkina Faso se trouve. Alors que celui-ci se rend, songeant certainement à sauver la vie de ses conseillers, il est immédiatement abattu de plusieurs balles par le commando militaire. Le même sort sera réservé aux membres de son cabinet. L'assaut fait en tout treize victimes, dont les corps sont emportés et enterrés clandestinement dans une fosse anonyme du cimetière de Dagnoën à Ouagadougou. Il apparaîtra, lors d'une autopsie pratiquée en 2015, que Sankara a été touché par douze impacts de balles.
Blaise Compaoré, l'ancien compagnon d'armes de Sankara lors de la révolution du 4 août 1983, prend sa succession à la tête du pouvoir. Il affirme que Sankara a «trahi la révolution». Sa politique de «rectification» s'empresse d'annuler les nationalisations effectuées par Sankara et de renouer des liens d'étroite collaboration avec la France. Il endette aussitôt le Burkina Faso auprès du FMI et plonge son pays dans un surplace désastreux et une pauvreté terrible : en 2021, le Burkina Faso est classé 184ème sur 191 pays à l'indice de développement humain, le plaçant dans les dix pays les plus pauvres de la planète. Cette conduite servile de Blaise Compaoré envers ceux qui prétendent poursuivre allègrement le pillage de l'Afrique lui vaudra de rester au pouvoir pendant presque trente ans avant qu'un soulèvement populaire l'en chasse comme un malpropre en 2014. Il n'échappe à la mort que grâce aux forces spéciales françaises qui se trouvent sur place et parviennent à l'exfiltrer avant de lui faire quitter le pays. Assurément, Blaise Compaoré a bien mérité la reconnaissance de la France... Il est condamné par contumace en 2022 à la prison à perpétuité pour son rôle dans l'assassinat de Sankara.
Même si Michel Lunven - ancien adjoint de Jacques Foccart, dit «Monsieur Afrique», qui s'occupe entre 1986 et 1988 de la politique étrangère en Afrique du Premier ministre Jacques Chirac - ose déclarer, trente ans après l'assassinat de Sankara, qu'il ne connaît pas «d'exemple où la France a organisé un assassinat de chef d'État africain», et même si les archives françaises n'ont toujours pas été dévoilées, la complicité de l'ancienne puissance occupante dans l'assassinat de Sankara ne fait pas le premier doute. Un faux dossier pour justifier la mort du dirigeant révolutionnaire est monté par la DGSE à destination de la presse qui, comme à son habitude, fait preuve de la plus grande servilité vis-à-vis du pouvoir et le relaye aveuglément, décrivant de prétendues tortures commises par le «régime» Sankara. L'association Amnesty International - qu'on trouve il est vrai dans bon nombre de rapports bidons arrangeant les puissances occidentales - s'empressera de confirmer ces prétendues tortures. Notons enfin que la France a probablement obtenu l'assistance de la CIA, jamais bien loin il est vrai quand il s'agit de faire un sale coup.